Genève/Paris, le 12 décembre 2023
Monsieur Kamel Feki | Madame Leila Jaffel |
Ministre de l’Intérieur | Ministre de la Justice |
Ministère de l’Intérieur | Ministère de la Justice |
Avenue Habib Bourguiba, Tunis | Bab Bnat, Tunis |
Objet : Harcèlement judiciaire à l’encontre de Me Ayachi Hammami en représailles à son action en faveur des droits humains
Monsieur le ministre de l’Intérieur, Madame la ministre de la Justice,
Nous, l’Observatoire pour la protection des défenseurs des droits humains, programme conjoint de l’Organisation mondiale contre la torture (OMCT) et de la Fédération internationale pour les droits humains (FIDH), vous écrivons pour partager notre profonde préoccupation quant au harcèlement judiciaire sans précédent qui vise l’avocat et défenseur des droits humains Me Ayachi Hammami. Ce dernier fait l’objet d’accusations «à caractère politique » en représailles à son action de défense de l’indépendance de la justice et des juges révoqué.e.s arbitrairement, pour lesquelles il encourt de très lourdes peines.
Le 10 janvier 2023, Me Hammami a comparu devant le juge d’instruction du Tribunal de première instance de Tunis suite à la plainte déposée à son encontre par la ministre de la Justice, en vertu du décret-loi n°54-2022. L’avocat défenseur des droits humains est accusé par la ministre de la Justice de «diffusion de fausses rumeurs dans le but de porter atteinte aux droits d’autrui et de porter préjudice à la sûreté publique » et « d’attribution de données infondées visant à diffamer les autres » sur le fondement de l’article 24 du décret-loi N°54-2022 (« décret 54 »). Il encourt une peine de 10 ans de prison. Ces accusations font suite à une déclaration faite par Me Ayachi Hammami sur Shems FM en sa qualité d’avocat de la défense et de coordinateur du Comité de défense des juges révoqué.e.s par une décision du Président de la République de Tunisie. Il a déclaré à la radio qu’il estimait que les juges révoqué.e.s étaient «lésé.es» par le ministre de la Justice, qui, selon lui, «a commis une infraction de non-exécution des décisions de justice adoptées par le tribunal administratif et ordonnant la réintégration de la plupart des juges révoqué.e.s », et de «fabriquer » des affaires criminelles à leur encontre. En exerçant son plein droit à la liberté d’expression pour défendre l’indépendance judiciaire, Me Hammami se trouve victime du décret 54 qui pèse comme une épée de Damoclès sur les voix discordantes. Laissé en liberté, Me Hammami est toujours dans l’attente de la décision du juge d’instruction.
Le 10 octobre 2023, Me Hammami a comparu devant le juge d’instruction près le Pôle judiciaire antiterroriste, il a été auditionné et laissé en liberté dans le cadre d’une autre affaire dite de « complot contre la sûreté de l’État ». Cette affaire touche de nombreux.ses, politicien.ne.s, avocat.e.s et défenseur.e.s des droits humains qui font l’objet d’accusations extrêmement graves mais sans fondement, sur la base de la Loi relative à la lutte contre le terrorisme et la répression du blanchiment d’argent, d’une part, et du Code pénal, avec des fausses accusations telles que le complot contre la sûreté intérieure et extérieure de l’État, d’autre part. Certaines de ces accusations sont passibles d’une condamnation à mort. L’avocat de Me Hammami, Abdelaziz Essid, a été contacté par téléphone par le juge d’instruction une heure et demie après la clôture de l’interrogatoire pour lui annoncer que son client, Me Hammami, est désormais interdit de voyager et d’apparaître dans les lieux publics.
L’Observatoire pour la protection des défenseurs des droits humains souligne que la notification aux accusés de telles mesures répressives à leur encontre après l’interrogatoire soulève de nombreuses questions quant à l’indépendance du pouvoir judiciaire. Malgré le fait que ces mesures aient été communiquées à Me Essid par écrit le lendemain de l’interrogatoire pour se conformer aux procédures légales, il s’agit d’un acte d’intimidation à l’encontre de Me Hammami, qui a pour objectif de l’assiéger sur les plans professionnel, économique et social.
Monsieur le ministre, Madame la ministre,
C’est avec beaucoup d’inquiétude que nous suivons et observons des actes de représailles, d’intimidation et de harcèlement à l’encontre de Me Ayachi Hammami, connu pour ses activités de défense des droits humains depuis l’époque de l’ancien président Zine El Abidine Ben Ali où il a payé un lourd tribut à cause de son engagement pour une Tunisie meilleure et démocrate. Me Hammami est un avocat et défenseur des droits humains qui s’est engagé, après la révolution, dans la vie politique de manière effective, en mettant en avant les principes fondamentaux des droits humains et en assurant l’engagement de l’État tunisien en terme de redevabilité, par la publication du rapport de l’Instance de la Vérité et Dignité au Journal Officiel de la République Tunisienne. Entre autres, il a été membre du comité directeur de la Ligue Tunisienne des droits de l’homme et du bureau exécutif d’EuroMed Droits. Il est co-fondateur est président actuel de l’association Tunisienne Le Comité National de défense des libertés et de la démocratie.
A cet égard, nous partageons également l’inquiétude de plusieurs titulaires de mandats des Procédures Spéciales des Nations unies face à certains cas de juges et avocat.e.s harcelé.e.s en raison de leur travail légitime de défense des droits humains en Tunisie.
Monsieur le ministre de l’Intérieur, Madame la ministre de la justice,
En tant qu’État partie au Pacte international relatif aux droits civils et politiques (PIDCP), la Tunisie est tenue de respecter le droit de réunion pacifique, le droit de s’associer librement avec d’autres, le droit de participer à la conduite des affaires publiques et le droit à la liberté d’expression, des droits que la Tunisie doit garantir aux défenseur.e.s des droits humains. La Tunisie est également tenue de respecter les normes établies dans la Déclaration des Nations Unies sur les défenseurs des droits de l’Homme, qui reconnaît le droit de toutes et tous à promouvoir et à aspirer à la protection et à la réalisation des droits humains.
Nous vous rappelons que les Principes de base des Nations Unies relatifs au rôle de l’avocat et les Principes et directives de la Commission africaine des droits de l’homme relatifs au droit à un procès équitable en Afrique disposent que les gouvernements doivent veiller à ce que les avocats soient en mesure « d’exercer toutes leurs fonctions professionnelles sans intimidation, entrave, harcèlement ou ingérence indue » et « de voyager et de consulter librement leurs clients tant dans leur propre pays qu’à l’étranger ».
L’Observatoire pour la protection des défenseurs des droits humains (OMCT-FIDH) appelle par conséquent les plus hautes autorités tunisiennes à mettre un terme aux poursuites judiciaires contre Me Ayachi Hammami, lever les restrictions à son encontre et veiller à ce que les avocat.e.s défenseur.e.s des droits humains, y compris Me Hammami, puissent exercer leurs activités légitimes de défense des droits humains sans entraves ni crainte de représailles.
Convaincus que vous serez sensibles à l’urgence de cette demande, nous vous remercions par avance de l’attention particulière que vous y porterez.
Gerald Staberock | Secrétaire Général de l’OMCT, dans le cadre de l’Observatoire pour la protection des défenseurs des droits humains
Alice Mogwe | Présidente de la FIDH, dans le cadre de l’Observatoire pour la protection des défenseurs des droits humains